La réalité de l’évaluation des locaux professionnels
Article écrit par: -Mme Sylvie LEDENTU, Expert en estimations immobilières, Vice-Présidente de la C.E.C.A.A.M /Expert Près la Cour Administrative d’Appel de Marseille. Et M. Pierre LAMY, Expert en estimations immobilières, membre de la C.E.C.A.A.M et de la C.E.I.F.
Sommaire:
-Introduction et cas pratique.
-Les sources publiques de méthodologie.
-Les sources privées de méthodologie.
-L’équivoque des ces textes.
-La pratique de l’estimation de locaux professionnels et leur valorisation.
-Conclusion/Avis de l’expert.
La décision déférée à la Cour d’Appel d’AIX-En-PROVENCE dans un arrêt au fond en date du 29 Octobre 2019 (Affaire SENEQUIER arrêt n°2019/577) nous donne l’occasion de revenir sur les méthodes d’évaluation pratiquées en matière de locaux professionnels, qu’il s’agisse de bureaux, de boutiques ou encore de locaux d’activités, ainsi que les difficultés qui confrontent les experts immobiliers dans l’exercice de leur profession.
En effet, si nous disposons sur ce sujet de sources variées comme le Code Général des Impôts, des guides publiés par la D.G.F.P ou encore la “Charte du Domaine” , la mise en pratique des méthodes recommandées se voit confrontée à la difficulté, voir l’impossibilité , d’obtenir les informations nécessaires à la réalisation d’une évaluation pertinente, forcant ainsi certains confrères évaluateurs à adopter des raisonnements très “théoriques” qui peuvent avoir des conséquences financières importantes pour les administrés, comme nous allons essayer de le montrer à travers cette brêve étude de cas.
Dans le cas d’espèce, Mme X veuve Y décèdait le 22.09.2006 laissant pour seule et unique héritière sa fille.
Le patrimoine immobilier se composait d’un ensemble d’appartements et d’un local commercial sis à St TROPEZ et le litige portait essentiellement sur l'évaluation du local commercial.
Un premier jugement avait été rendu le 17.05.2016 par le TGI de Draguignan, la DGFIP du Var faisant appel de ce dernier.
Les locaux, d’une surface utile globale de 200M² (non ventilés précisement) étaient loués par bail 3,6,9 avec une date d’effet au 01.03.2006 (soit 6 mois avant le décès) pour un loyer facial de 70.000€/HT/HC /an.
Les services fiscaux fournissaient cinq éléments de comparaison, quatre loués et un libre, que l’expert missionné par la Cour ne devait pas retenir au motif que les dits éléments n'étaient pas exploitables, les loyers des locaux loués n'étant pas communiqués…
Après avoir constaté, ce qui était une évidence, que le loyer en cours était dérisoire par rapport à la contenance des lieux et la qualité de l’emplacement (face au vieux port), il appliquait au loyer facial /HT/HC, un taux de capitalisation brut de 4,75% soit une valorisation à hauteur de 1.555.555€ (la D.G.F.P du Var avait estimé les murs loués à 3.534.000€).
= : =
Il convient alors naturellement de se pencher sur les textes servant de base méthodologique et comment leur interprétation peut amener à des écarts supérieurs à 60%.
Les Sources Publiques:
-Pour ce qui est de l’évaluation de locaux professionels, toutes affectations confondues, le texte de base pour les droits de succession, comme pour l’I.F.I, est l’article 666 du C.G.I, qui stipule que:
“Pour l’assiette des droits de succession comme pour l’IFI , les biens sont évalués à leur valeur vénale au jour du fait générateur“ ( décès ou 1er Janvier de l’année civile ).
= : =
-Le “Guide de l’Evaluation des Biens” (1982), comporte quant à lui, des bases d’évaluation clairement définies, savoir:
Que “l’évaluation des biens immobiliers peut être réalisée par les méthodes suivantes:
*Par le revenu ( page n°37 ):
“Cette méthode consiste à déterminer la valeur vénale d’un bien en appliquant au revenu qu’il procure”.
“Bien entendu, cette méthode ne peut être employée que pour évaluer des biens loués et partant , elle ne permet d’aboutir qu’à des valeurs d’immeubles occupés.
Elle trouvera donc surtout à s’appliquer lorsqu’il s’agira d’évaluer des immeubles bâtis “ et notamment des immeubles de rapport ”.
Le guide précise ensuite (page n°107) en ce qui concerne les “Immeubles à usage commercial” que:
“S’agissant, dans la majorité des cas de locaux loués à usage commercial, les évaluations seront nécessairement faites par comparaison avec des locaux loués dans des conditions “ de rentabilité analogue.
Le recours à la méthode d’évaluation par le revenu pourra être également être effectuée à titre de recoupement ”.
*Par comparaison ( page n°29 ) :
Il résulte de l’argumentation de la D.G.I que la méthode dite “par comparaison”, ne peut s’appliquer qu’à des locaux libres de toute occupation, par opposition à la méthode dite “par le revenu”.
= : =
Le “Guide de l’Evaluation des Entreprises et des Titres de Société”, mise à jour du “Guide de l’Evaluation des Biens” de 1982 (voir ci-dessus), est en fait, comme son intitulé l’indique, beaucoup plus spécialisé que ce dernier et nécessite une lecture détaillée afin de trouver des “pistes” de réflexion exploitables, savoir:
En page n°9: relatif aux “éléments intrinsèques de l’entreprises”, il est fait état de la valeur vénale des “éléments de l’actif immobilisé”.
En page n°16 il est dit que “D’une manière générale, la valeur d’une entreprise de petite taille approche celle de son patrimoine.”.
En page n°41, il est écrit, après avoir cité les méthodes “principales” d’évaluation, que l’évaluation par le revenu, en ce qui concerne les immeubles loués, ne peut être utilisée qu’à titre de “recoupement”.
= : =
Dans la “Charte du Domaine” (Juin 2020), il est mentionné:
En page n°6, les méthodes d’évaluation utilisées par le Domaine, savoir:
-La méthode par comparaison: Consistant “à fixer la valeur du bien en fonction du prix du marché immobilier”, méthode la plus utilisée par le Domaine.
-La méthode par le revenu: Consistant “à fixer la valeur du bien en fonction du revenu qu’il génère ou qu’il peut générer. Cette méthode permet de “conforter” la méthode par comparaison pour des biens ayant vocation à être loués.
En page n°7, en ce qui concerne les outils utilisés par le Domaine:
-Sur la méthode par comparaison:
Les termes de comparaison sont sélectionnés à partir de l’application PATRIM, mise en place par la D.G.F.I.P (NOTA: PATRIM ne mentionne pas de mutations de locaux professionnels!).
-Sur la méthode par le revenu:
Le Domaine utilise des données “internes” (soit les actes de ventes, baux, données issues de la révision foncière des biens professionnels) ou bien des données “externes”, issues de sites immobiliers spécialisés.
Les Sources Privées:
La “Charte de l’Expertise”, document de référence, mentionne:
-Sur la méthode par comparaison:
“Elle consiste à partir directement de références de transactions effectuées sur le marché immobilier pour des biens présentant des caractéristiques et une localisation comparables à celle du produit expertisé”.
“Cette approche est utilisée tant pour déterminer la valeur vénale que locative d’un actif immobilier. Elle permet d’évaluer un bien ou un droit immobilier en lui attribuant une valeur déduite de l’analyse des ventes ou des transactions locatives réalisées sur des biens similaires ou approchant”.
-Sur la méthode par le revenu:
“Elle consiste à prendre pour base soit le revenu constaté, soit un revenu théorique ou potentiel, puis à appliquer un taux de capitalisation à ce dernier”.
= : =
L’équivoque de ces textes:
A la lecture de ces textes, il ressort qu’il existe, en effet, deux méthodes d’évaluation en matière de locaux professionnels, savoir donc:
-La méthode par comparaison, s’appliquant aux immeubles libres.
-La méthode par le revenu, s’appliquant aux immeubles loués.
Ces deux méthodes s’appliquant, selon les textes, soit comme méthode “principale” soit comme méthode par “recoupement”.
Cependant, et particulièrement pour les locaux professionnels, il n’en est rien pour le simple motif que ces derniers ont tous “vocation à être loués” et que d’ailleurs ils le sont tous:
-Soit à des tiers
-Soit “à soi même” (avec une SCI propriétaire des murs et une société commerciale d’exploitation pour l’entreprise par exemple).
De ce fait, le revenu effectif ou potentiel est au centre du calcul de l’évaluateur.
C’est à dire que des locaux professionnels libres de toute occupation, ne sont pas estimés “In Abstracto” car si ils sont mis sur le marché (et vendus), à un certain prix, ce prix est déterminé en fonction du revenu locatif potentiel, qui lui même sera la conséquence de la prise en compte des critères usuels utilisés par les évaluateurs, savoir:
-La qualité de l’emplacement.
-L’âge, la qualité de la construction et son état d’entretien.
-La commodité des surfaces utiles présentes.
L’évaluateur se retrouve à utiliser une variante de la “méthode par le revenu”, avec l’obligation d’avoir connaissance de ce qui est appelé la “valeur locative de marché” …
Mais cette “valeur locative de marché”, elle-même, n’est pas abstraite et résulte d’un travail d’enquête local permettant de dégager un ratio locatif issu de locaux loués et globalement comparables.
= : =
La pratique de l’estimation de locaux professionnels:
Il est aisé de percevoir l’importance des sources d’informations pour le travail de l’évaluateur qui se voit régulièrement confronté à deux cas de figure en la matière, savoir:
-Soit l’évaluateur possède un certains nombre d’éléments de comparaison lui permettant de mener à bien sa mission:
Ces éléments étant nécessairement des baux faisant ressortir les information déterminantes que sont les dates d’effet et d’expiration du contrat, la destination des lieux autorisée, les surfaces utiles louées, le montant du loyer en cours, les éventuelles charges incombant au locataire…
-Soit l’évaluateur n’est, ponctuellement, pas en possession d’éléments de comparaison exploitables:
Le fichier PATRIM, comme vu ci-dessus, est limité aux cessions d’appartements, villas et dépendances…
Le fichier APP-DVF mentionne bien des mutations de locaux professionnels mais ne contient pas de référence sur la situation locative (mais reste très utile pour mettre en marche le mécanisme de sollicitation des Hypothèques afin d'obtenir une copie intégrale de l’acte) …
La source la plus fiable reste, en effet, la “publication foncière” qui, depuis 1956, permet d’obtenir une copie intégrale d’un acte de vente et ainsi de prendre connaissance de la “situation locative” (cependant les surfaces utiles sont souvent absentes de l’acte…).
= : =
Concernant la valorisation du patrimoine:
Usuellement, l’évaluation est déterminé à un instant “T” en tenant compte des critères matériels, juridiques et financiers en vigueur à cet instant (comme c’est le cas en matière de succession, donation, legs ou apports en société…).
Cependant, il peut y avoir des cas de figures ou le loyer dit “facial” d’un bien loué pourrait être valorisé à court terme, savoir:
-Lors d’un départ volontaire du locataire en place.
-Lorsque la date d’expiration du bail est proche, permettant de proposer une éventuelle indemnité d’éviction (notamment si la valeur du fonds est faible).
-Lorqu’il existe une possibilité de procéder au déplafonnement du loyer en cours (sachant que l’obligation de “lisser” le loyer de renouvellement se prête moins à cette solution).
= : =
Avis de l’Expert:
Il ressort des ces observations que les locaux professionnels ne peuvent être évalués qu’en connaissance des ratios locatifs pratiqués dans le secteur, pour des biens équivalents.
-En matière de locaux professionnels loués, le loyer “facial” en cours sera l’élément fondamental de l’évaluation.
Cependant, l’évaluateur est tout à fait libre de porter une appréciation sur le loyer en cours notamment dans le cas fréquent où l’on retrouve les mêmes associés au sein d’une SCI et d’une SARL ou SA d’exploitation.
En effet, les loyers sont souvent soit faibles pour favoriser l’exploitant du fonds, soit élevés pour favoriser la SCI ou, pire, sont calqués sur le montant d’échéances bancaires…
L'évaluateur devra procéder à une valorisation selon les ratios locatifs moyens constatés dans le secteur.
-En matière de locaux libres: il sera procéder à une valorisation en fonction, également, des ratios locatifs constatés dans le secteur.
Il nous parait important de rappeler et, nous l’espérons, clarifier certains fondamentaux d’un domaine de l’évaluation immobilière qui peut intimider par son apparente complexité.
Sur les auteurs:
*Sylvie LEDENTU est Experte en évaluation immobilière, Vice-Présidente de la C.E.C.A.A.M /Expert Près la Cour Administrative d’Appel de Marseille, avec spécialisations en;
- Économie de la construction, valorisation des travaux et métrés.
- Estimations immobilières.
- Estimations immobilières matérielles : valeurs vénales de murs, terrains non agricoles, indemnité d'expropriation, droits réels immobiliers.
-Estimations immobilières immatérielles : valeurs locatives, indemnités d'éviction ou d'expropriation, de fonds de commerce et d'entreprises.
-Préjudices immobiliers
*Pierre LAMY est Expert en estimations immobilières, membre de la C.E.C.A.A.M et de la C.E.I.F avec spécialisation en
-Immobilier d’habitation résidentiel,
-Biens d’exceptions
-Immobilier commercial.